UN WAGON DE 40 PLACES ASSISES
occupé par 80 dames dont la plus svelte ...
Messina (février 1998). Pretoria, Pietersburg, Mopane et enfin Messina à minuit, après douze heures de route dans une minuscule voiture japonaise blanche. Après les gorges et les montagnes, les vallées et les forêts, nous arrivons avec une certaine anxiété à la frontière du Zimbabwe où l’officier de police de service nous refuse toute entrée nocturne avec notre véhicule de location. Le pays est en guerre civile et les voitures de touristes sont les malvenues.
Nous voilà contraints de faire marche arrière sur trois kilomètres pour arriver au cœur de Messina, face à un restaurant arborant une gigantesque enseigne lumineuse rouge. Sommes-nous au cœur de l’Europe ou au nez du Zimbabwe en guerre ? La surprise s’accentue à l’entrée du bar-resto. Une voluptueuse blonde de 1.75m à la folichonne queue de cheval nous reçoit à bras ouverts comme de fidèles clients et nous propose la table 42. Elle retrouve par atavisme, son verbe allemand et nous offre aussitôt de grosses chopes de bière blonde. La lecture du menu est des plus surprenantes. Je retrouve mon auto-stop d’Argentine, de Buenos Aires à Iguaçu, mes vingt ans et mon féroce appétit carnivore. C’est que la carte propose des steaks au poids, de 150 g (pour le régime) à 600 g (pour les bonnes fourchettes), accompagnés de frites croquantes.
La soirée continue au son d’une voluptueuse musique qui valse entre le reggae, le jazz et le techno. La clientèle est à majorité féminine et dépasse rarement les vingt ans. Les « constructeurs » de l’Afrique du Sud, Anglais, Hollandais, Allemands et autres, ont engendré cette belle jeunesse qui n’hésite pas à enfourcher tour à tour ordinateurs, pelles et pioches pour garder ce pays-continent comme un fleuron de l’Afrique australe.
Le pragmatisme des autochtones saura-t-il éviter l’émigration de cinq millions de Blancs et parviendra-t-il à les sécuriser et à leur expliquer que l’Afrique est certes aux Africains, mais que les pionniers constructeurs sont également chez eux dans le cadre d’une saine collaboration ?
Il restera à vaincre, chez les Noirs, prés de 40 % de taux de chômage et à instaurer la gratuité de l’enseignement et des soins médicaux. L’épée de Damoclès est hélas en cette année 1998, la haute criminalité. Durant mon périple de 3 076 km de route sud-africaine en voiture de location, j’ai vécu et affronté une dizaine d’aventures-mésaventures où les fameux «guns», ces gros pistolets, me frôlaient le nez.
Je repense à l’hospitalité matinale de cette jeune femme médecin radiologiste résidant face à l’Ambassade de Tunisie à Pretoria. Il n’est que 6h30 du matin. La jeune médecin est déjà en train d’astiquer ses machines performantes et me raconte, en essuyant de chaudes larmes que, trois semaines auparavant, son père et sa mère furent « flingués » dans leur lit par un jeune Noir inconnu qui prit la fuite aussitôt. Sans raison. Sans vergogne. La conclusion de la charmante dame est la même que celle de dizaines de personnes blanches que j’ai interviewées. Le 1er janvier 1999 dotera l’Afrique du Sud d’un nouveau gouvernement, post-Mandela, et tout se jouera à quitte ou double, à partir ou à rester.
FRONTIERE OUVERTE
De l’autre côté de la barrière, il faudra certes oublier les affres de l’apartheid qui se résumait à enclaver des Noirs dix fois plus nombreux que les Blancs dans les ghettos sordides et isolés. Il s’agissait de concrétiser un développement parallèle des races. Telle est l’essence de l’horrible apartheid. L’Afrique du Sud devenait semblable à l’Australie, au Canada ou à la Californie, et les pauvres Noirs enclavés continuèrent à végéter dans leurs ghettos. Trois siècles durant.
Et si la bouteille était à moitié pleine, et si l’on profitait de cette structure et infrastructure de pays-continent pour travailler ensemble et faire de ce pays, le phare de l’Afrique australe qui sera un jour le pendant du Maghreb émergeant, et sauver ainsi l’Afrique entière de ses endémies, pandémies, érosions, invasions, corruptions et maux divers.
Un rayon de soleil matinal s’engouffre à travers de légers rideaux mal fermés pour inonder notre «case» de lumière écarlate. A l’orée de Messina, nous avions découvert ce précieux bungalow implanté dans un gigantesque camping tropical. Une drôle de voix mi-humaine, mi-surnaturelle m’attire vers la forêt. Là, au pied d’un jeune baobab d’à peine 70 ans, une forte dame blanche serrée dans un short rouge et un tee-shirt jaune parle à son épaule. En me frottant bien les yeux, je découvre avec stupeur, cet être vivant de 15 cm qui vit jusqu’à 80 ans et qui apprend plus de 1500 mots. Juché sur l’épaule de sa maîtresse, Jacquot, ce perroquet gris du Gabon, est heureux comme un pape et bavard comme une pie ... Trêve de balivernes, le Zimbabwe nous attend.
Nous sommes à 15 km de la frontière et il n’est pas question de prendre notre voiture pour y aller. Notre petite Toyota restera en sécurité devant la loge du gardien du camping. En auto-stop, nous arrivons au centre de Messina. Le raisonnement est simple. Il s’agit de passer une double frontière et un tas de formalités douanières et policières, et l’on risque d’y perdre la journée. Le train serait peut-être l’idéal pour traverser cette frontière problématique. Pour l’équivalent d’un seul dollar US, un minuscule billet de train nous donne accès à la première classe. L’homme reste toujours cet animal guidé par ses souvenirs ainsi que par les sons et les odeurs du passé. L’odeur qui flotte dans le premier wagon me ramène dans mon vieux train de Cuzco à Machu Picchu des années soixante-dix, au cœur de la Cordillère des Andes, sauf que les Indiens incas du Pérou font ici place aux grosses «mamas» africaines.
Imaginez un wagon de quarante places assises peuplé par 80 dames dont la plus svelte ne pèse que 100 kg. Imaginez sur les genoux de ces jeunes dames souriantes, une ribambelle d’enfants bedonnants, aux jambes filiformes. Imaginez des dizaines de valises rafistolées et pleines à craquer, des dizaines de pots en plastique attachés par une grosse ficelle, des dizaines de boîtes multicolores éventrées. Imaginez encore, la majorité des passagères de ce wagon-nanas en train d’attaquer avec fougue et passion la cuisse d’un poulet qui sort d’une sauce noire et sirupeuse. Imaginez enfin, ces bouts de chair qui se baladent à travers les sièges avec une odeur que rien ne peut masquer.
Certaines de ces dames ne perdent pas le nord et, entre deux gourmandises, griffonnent avec un bout de papier jaune cartonné, des chiffres bizarres et bien alignés. C’est que nous sommes en première classe et que ces passagères sont nanties. Ces dames commerçantes rentrent d’Afrique du Sud, riches de leurs emplettes variées qu’elles iront vendre dans leur pays, le Zimbabwe. Epices, tissus, objets en plastique et colifichets de tout poil, forment le gros de leur trésor.
Ne pouvant supporter ces bruits, ces odeurs et cette saleté, nous quittons le train pour retrouver le quai aéré, et c’est en marche que nous reprenons ce même train pour profiter au maximum du grand air de la gare. « Miraculu miraculus », le train démarre sans peine et arrive déjà à 400 m de la frontière.
LA SOURIANTE POLICIERE
Agrippés à une fenêtre, nous attendons l’arrivée des policiers qui doivent vérifier nos papiers. Dix, quinze, vingt, trente, quarante minutes d’attente, en vain. Plus aucun espoir. Il ne reste plus qu’à quitter le train en pleine brousse pour continuer à pied. A peine les pieds posés au sol, que ce sympathique receveur du train en chemise presque blanche, se transforme en véritable cow-boy avec un énorme magnum qu’il nous pointe entre les yeux. Il est interdit, nous apprend-il, de quitter le train car l’arrivée des douaniers est prévue dans trois heures et que leur visite durerait plus de deux heures. Que faire ?
Le salut arriva comme par magie. L’étoile du Voyageur renaît de ses cendres et une main occulte ne cesse de le protéger. Cette étoile filante porte un beau béret bleu, une chemise blanche immaculée et un sourire ravageur. Elle arrive au volant d’une grosse camionnette Volkswagen qui s’arrête pile face à notre fenêtre. L’occasion est trop belle pour être ratée. Penché hors de ma fenêtre, je lui intime presque l’ordre de nous attendre et je saute du train pour être déjà sur la banquette de sa camionnette. Doris, qui n’est rien d’autre que le chef de la police de la frontière sud-africaine, éclate de rire et comprend mon désarroi : « you have to wait, no? It‘s too long ». La magie du voyage fera de Doris une alliée inconditionnelle. La traversée du no man’s land, l’arrivée au premier guichet de police sud-africaine, les formalités de sortie et enfin la douane. Tout cela est fait dans la joie et l’amitié, en vingt petites minutes.
On reprend la voiture de police pour traverser la seconde partie du no man’s land qui pénètre le Zimbabwe. Soudain, un énorme ouvrage métallique vert câpre stoppe notre véhicule et met un terme à notre voyage avec la belle Doris. Son index pointe vers ce pont qu’il nous reste à traverser pour pénétrer le Zimbabwe. C’est à pied que les 800 m du pont sont franchis. Un voyage de dix minutes qui dure une éternité. Des dizaines de jeunes singes sans queue, pareils à ceux de Gibraltar, nous assaillent de toute part. Sans mordre ni griffer, ils nous envahissent de cris stridents. Leur valse est enivrante et leur spectacle passe rapidement du sordide à l’ivresse. En jetant un furtif coup d’œil sous le pont, nous découvrons avec stupeur, dans le lit d’un fleuve sans eau, une centaine de vieux singes réfugiés dans les restes d’une mangrove asséchée.
Les passagers-voyageurs portent tous d’énormes cabas. Ce pont est réservé uniquement aux piétons et c’est le sens inverse qui est le plus fréquenté. C’est plutôt l’heure de quitter le Zimbabwe que de s’y aventurer en touriste. Notre voyage frontalier touche à sa fin avec cette immonde et lugubre guérite de police. Allez leur expliquer que vous n’avez pas besoin de visa pour entrer... Une heure de palabres à l’africaine, sans arbre à palabre. La seconde formalité douanière est beaucoup plus rapide et nous voici déjà dans une micro- banque climatisée pour changer un beau billet vert.
RHODES ET RHODESIE
Ce pays a pourtant un passé glorieux. Il porta dès 1923 le nom de Rhodésie du Sud en hommage à Cecil Rhodes (1853-1902), et était également appelé «Maison de pierre» ou « Forteresse ». Entre le Zambèze et le Limpopo, sur 390 245 km², soit prés de quatre fois la superficie du Portugal, vivent quelque 13 millions d’habitants qui doubleront en l’an 2025. Harare, l’ex-Salisbury, abrite à elle seule plus d’un million d’habitants, juchés à 1 480 m d’altitude.
Les Bushmen venus du désert de Kalahari et les Bantous venus du Sud du Soudan et du bassin du Congo peuplaient le Zimbabwe 10 000 ans av. J.-C. Les empires se suivent et ne se ressemblent pas. Des rois galla, zoulou, chaka et matabélé jusqu’à l’arrivée du missionnaire David Livingstone qui découvre, en 1855, les chutes Victoria. Un protectorat britannique est établi en 1891 et mue en autonomie interne de la Rhodésie su Sud en 1923 pour arriver enfin à l’indépendance du pays en 1965. Quinze ans plus tard, le pays prendra le nom de Zimbabwe. Aujourd’hui, une majorité de Blancs n’ont toujours pas quitté le pays et vivent en symbiose parfaite avec les autochtones africains.
Avec un PNB (Produit National Brut) de 580 US$/an, soit près du quart de celui de la Tunisie, le Zimbabwe est classé 178e sur 244 pays. La bourse du tabac, tout comme celle des éléphants dont l’ivoire est vendu légalement par l’Etat pour juguler le nombre croissant des pachydermes, restent une source économique appréciable, à côté des mines d’or et du nickel qui classent le pays respectivement aux 14e et 13e rangs mondiaux.
Malheureusement, le Zimbabwe est le pays d’Afrique le plus touché par le sida avec une population au tiers séropositive. Robert Mugabe revient aux affaires à la tête de cette ancienne Rhodésie du Sud tombée en décrépitude depuis des années et agitée par un soudain soulèvement passionnel dû au doublement au prix de l’essence et du pain. Une véritable guerre civile. Les 30 000 kg d’or de production annuelle et la production agricole enfin excédentaire (maïs, millet et tabac) sauront-ils freiner l’incroyable mortalité infantile de ce pays et le rattacher à la vitesse de croissance de la glorieuse Afrique du Sud ?
Un premier auto-stop suivi d’un second, d’un troisième et d’un quatrième nous font parvenir à notre point de chute, le «Lion and Elephant Motel» à Bay Bridge, également recommandé par notre restauratrice allemande du premier soir à Messina.
Notre première collation a lieu sur la terrasse de notre hôtel. La terrasse est à vrai dire un jardin et le jardin est en fait un parc. Un croque –monsieur anglais et une bière bien fraîche sont les bienvenus à notre table. Soudain, voilà que mon toast bien chaud quitte mon assiette pour flotter quinze centimètres plus haut. Ce toast-voyageur ne s’arrête pas en chemin. Il continue à monter : cinquante centimètres, un mètre, deux mètres, trois... Est-ce la fatigue, est-ce la myopie ou serait-ce une histoire de lévitation au Zimbabwe ? Rien de tout cela. Ce n’est qu’une girafe apprivoisée qui voulait tester le toast!
Suivent quatre jours de vadrouille à travers un pays abandonné des Dieux, malmené par les hommes, et pourtant doté d’une des plus belles réserves animales de la planète et d’une flore sans pareille. Adieu Zimbabwe et à un prochain périple vers les chutes de Victoria pour vivre avec passion, les profonds secrets de ta nature si belle et si généreuse.
Rached Trimèche