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cafards

  • Ahhhh cette Cordillère (2)

    Cavalcade sur une jupe

    J’avais vingt ans et des poussières. Aussi léger qu’un fétu de paille et aussi fou qu’une brindille au vent. C’était la glorieuse année ou j’avais décidé de faire mon plus long voyage en auto-stop. Un trajet supérieur à la circonférence de la planète, soit près de 40 000 km. Relier Acapulco à Terre de Feu en cavalant à travers les trois Amériques et en retroussant une jupe indienne : La Falta de la Cordilliera ou la Jupe de la Cordillères des Andes, jusqu’au fin fond du Chili, à Terra Del Fuego. Puis enfin, remonter vers Acapulco, en traversant cette fois la sauvage et dangereuse forêt d’Amazonie, plus vaste que l’Europe entière.

    Je venais de terminer la première étape de ma cavalcade. La traversée du Mexique et de toute l’Amérique centrale, sans parler de ce dangereux et si passionnant pays, la Colombie , que vient de quitter notre amie Ingrid Betancourt avec la vie sauve. Etant complètement désargenté, je vivais avec un seul et unique dollar US par jour.  J’économisais doublement en gagnant du temps et de l’argent en faisant  également de l’auto-stop la nuit. C’est ainsi, que j’eus la folle idée de traverser l’équateur de nuit et de passer sans le vouloir, perdu dans les hautes montagnes, quatre jours et quatre nuits chez les indiens Jivaros, les coupeurs de têtes, les spécialistes de la « cabeza reducida » ou « têtes réduites ».

    Toutes ces aventures passées et ces folies enjambées, me voici enfin à la frontière de mon rêve. Au seuil de la surprise de ma vie. A l’aube d’une découverte inouïe, au soir de la concrétisation d’un rêve d’enfant : prendre enfin le chemin de l’Inti Raimi ou la fête du soleil des Incas à Cusco au pied du Machu Picchu.

    Frontière péruvienne

    C’était sans compter sur la rigueur administrative des Equatoriens qui décidèrent ce soir-là de me fermer la frontière au nez à 20 heures précises ! J’ai eu beau déployer tout mon charme d’enfant voyageur, des sourires multiples et espiègles ainsi que des négociations sans fin pour arriver, à 21 heures, à une conclusion claire et nette : la frontière restera fermée!

    Que faire devant la volonté d’une femme, d’un flic ou d’un douanier autrement que de s’incliner !

    Il y a des choses dans la vie qu’il faut accepter sans broncher. Je refis quatre kilomètres à pied jusqu’au premier village frontalier. Face à la réalité et à l’obscurité, ma verve, ma fougue et mon courage aveugle font place à un instant de déprime passagère, chose qui m’est absolument étrangère.

    Ici, au cœur du village de Macaro, je ne vois que ruines, chiens errants et absence de lune. Monter encore vers Loja et Cuenca me tente pour retrouver une ville et passer ainsi la nuit dans un cadre moins inhospitalier.

    La raison l’emporte et je décide de passer cette nuit équatorienne au petit village de Macaro. Ruelles après ruelles, elles offrent toutes des égouts à ciel ouvert, des trottoirs défoncés et des caniveaux dévastés. Trouver un hôtel ici,  c’est chercher une aiguille dans une botte de foin. Soudain l’espoir. Une lumière. Une petite épicerie de quartier est encore ouverte. Un jeune indien en chemise rouge brique, aux cheveux tombant sur les yeux, somnole comme protégé d’un rideau épais. Je le réveille en toussotant et en grattant sur son comptoir en bois pourri. D’un geste vindicatif, il m’indique la troisième rue à droite où je trouverais pour un seul et unique dollar, un gîte  sans couvert. Je continue ma recherche dans cette ville vêtue de noir. Aucune âme qui vive. Seul le silence est grand !

    Pedro est ratatiné comme un parchemin et aussi muet qu’une carpe. Il encaisse fébrilement mon dollar fripé, me tend une vieille lampe de poche grise et me propose la chambre du premier étage : « la dos » ou la deux, soit au fait la seule et unique chambre de l’établissement ! Ma lampe de poche est au soir de sa vie, elle semble vivre l’agonie d’une Duracell.

    Une lumière blafarde m’indique le trou de la serrure qui reçoit généreusement ma belle et lourde clef de fer forgé. Oh miracle! ça tourne ! Non pas le monde mais la clef !

    La chambre s’ouvre. La raie de lumière de ma torche commence un voyage insolite pour me faire découvrir un simple matelas troué et crasseux à même le sol et une table de nuit à trois pieds. Qu’importe l’inconfort, j’étais heureux de pouvoir reposer mes jeunes os.

    Un parquet ciré ?

    Voilà, que la lumière de ma lampe de poche me donne l’illusion d’une chambre d’hôtel transformée en suite royale au parquet ciré...

    Oh rage, oh désespoir, oh jeunesse ennemie, qu’ai-je donc fait au bon dieu pour m’offrir ce parquet lustré ?

    Non, cela doit être la fatigue ou la fièvre du voyage qui me rend ce parquet lustré mouvant. En quelques secondes le monde cessa de tourner et je reculais de deux pas pour fermer la porte à double tour, descendre vers le tenancier de cette pension et lui remettre sa clef en lui lançant un amical Hasta luego et Gracias !

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    Tout est affaire de mémoire. Sans le vouloir et sans crier gare j’ai évité le pire, je me suis enfui. Le parquet lustré de ma pseudo suite royale n’était autre que des carapaces de grosses dizaines de cafards marrons, qui côte à côte sous le faisceau de ma lampe donnaient au sol cet effet rutilant. Le choc était si fort que je l’ai immédiatement occulté et je suis revenu à pied à la frontière péruvienne pour attendre l’heure légale de l’ouverture, soit 5 heures et demi du matin !

    Vingt ans plus tard, maman appelle au secours. Ma maman chérie, l’enfant gâtée de la maison a un problème. Notre bébé préféré, notre Miss Amour a un gros problème. Elle découvre sous l’évier de sa cuisine un gros cafard marron ! Les deux jeunes dames de  maison prennent également la fuite et c’est à moi qu’on fait appel, l’aîné de la famille, monsieur débrouille.

    Oh mémoire, quels sont tes leviers, tes arcanes et tes mystères ? Moi qui voulais juste aider maman à écraser ce bout de cafard, je me vois pris d’un gros sanglot incontrôlable et d’une panique soudaine.

    Cuenca, Loja, Macaro, Trujillo reviennent au galop. Là, sous l’évier de ma mère, ce misérable cafard a fait surgir de ma mémoire un souvenir enfoui, cette cavalcade en Equateur à la frontière du Pérou.

    Un souvenir pourtant si profondément occulté qui ressurgit sans crier gare, celui de dizaines de cafards tapissant ma chambre d’hôtel de Macaro…

    Allez demander à Freud, comment on devient cafarophobe ?

     

    @suivre : CHASSE AU TIGRE!