Cérémonie de Fark à El Manar
Dans le monde du voyage on a beau préparer les choses, on tombe souvent à côté et c’est ce changement non voulu, non programmé, ni même souhaité, qui corse et qui pimente la vie du voyageur. Cela se passe ainsi en voyage. Mais pas lors d’une cérémonie de recueillement, de souvenir, et de méditation, d'un Fark. Pour un être cher. Un être disparu.
Il est déjà plus de 19 heures, ce samedi 20 mai. Je m’arrache péniblement à mon bureau, à mon PC et à mon écran…L’heure, c’est l’heure, il faut quitter Ben Arous pour El Manar.
En fin de parcours, je repère facilement le café « Bella vista » et compte soigneusement : 4e rue à droite et 2e à gauche, pour retrouver la famille de mon ami Cigéviste disparu, Mustapha Belkhiria !
La surprise est de taille et me rappelle son enterrement trois jours plus tôt, avec plus de 1 000 personnes présentes au cimetière Jellaz de Tunis, sous un soleil de plomb, et même la présence stoïque de l’ambassadeur du japon, qui affrontait l’incroyable et insolite canicule, en cravate noire…
Ici, la surprise est autre. C’est l’affolant nombre de voitures parquées de partout embouteillant rues et ruelles. Presque toutes sont allemandes, et souvent sous forme de belles 4*4, Porsche, Jeep, BMW, Mercedes ou Touareg ! Plus elles sont grosses, plus elles encombrent ces rues d’El Manar. Je suis à mon 3e cercle infernal de pâté de maison. De partout hélas ces 4*4 encombrent chaussées et trottoirs.
La providence aidant, c’est pile devant cette belle maison blanche à la porte du jardin grande ouverte que je trouve de la place pour parquer. Les lumières sont allumées et plusieurs chaises sont installées dans le jardin ! Je rentre, en voulant rapidement saluer ce premier groupe, pour monter ensuite rejoindre la famille à l’habituelle terrasse du haut…quand soudain, un gentleman se lève me regarde dans les yeux, sourit, m’ouvre les bras et lance mon prénom !
Je l’ai de suite reconnu avec son air altier et son sourire courtois. Cela fait 20 ans que je n’ai plus revu l’homme, qui un jour m’appela en catastrophe à Ben Arous, pour me dire (en 1983 ?) :
« Viens vite on a besoin de toi ! Panne technique, notre interprète a disparu…viens traduire STP. De suite. »
Ce n’était plus une demande. Mais un ordre ! Oui mon Général pensais-je tout bas….
LA surprise était de taille. Elle est inoubliable : Deux policiers m’attendaient à la porte de l’Institut des malvoyants de Ben Arous qui recevait l’honorable visite de sa très gracieuse Majesté, la Reine Elisabeth II d’Angleterre ! Tout simplement…
Là, dans cette véranda d’El Manar, je revois ce flash et nos belles années du club Kiwanis où ce même monsieur est venu un jour avec le Président Habib Bourguiba, inaugurer une de nos œuvres sociales de l’époque et planter un bel araucaria …. « J’avais volé au béton » de la chic cité d’El Menzah VI , près de 40 000 m2 de terrain que nous avons transformé en « Kiwanis Garden… ». Un parc sportif, et où je cours encore un matin sur deux, à l’aube naissante !
Tout ce film ne dura que 2 ou 3 secondes. Je m’attendais à tout sauf à retrouver Si Abdelmajid Karoui, Directeur du Protocole du Président Habib Bourguiba, à cette cérémonie de Fark…
Pendant une heure et demi, Si Abdelmajid m’a fait rougir cent fois en parlant de mes innombrables œuvres humanitaires au Kiwanis, dont il était membre : des deux ambulances canadiennes à la bombe au cobalt en passant par une série d’écoles, de dispensaires et de la greffe de foi (en première mondiale) à trois bébés tunisiens (Cyrine, Meyssoun et Imèn) de moins de 24 mois….
Il parlait, il parlait ! J’étais gêné, gêné, mais je voyais que tout cela lui faisait plaisir. Les huit messieurs qui nous entourent (Grands commis de l’Etat, magistrats, avocats et importants hommes d’affaires) posent moult questions…ils ne connaissaient la bestiole que de nom…. s’intéressent depuis longtemps aux œuvres humanitaires et philanthropiques de notre club Kiwanis et à son fondateur en Tunisie, depuis 1979…
Arrivent deux élégantes dames qui de suite viennent également me saluer et m’embrasser…bref une véritable réunion de famille ! J’ai même poussé le luxe à demander à mon voisin de gauche, un grand avocat de la place de Tunis, de bien vouloir ne pas, nous imposer la fumée de sa cigarette, de grâce…il fumait comme un pompier ou une locomotive…Légèrement vexé, mais toujours courtois, il déplaça sa chaise et continua à griller sa nième malheureuse et cancérigène cigarette !
Arrive un garçon en veste blanche avec du thé vert aux pignons flottants et des petits gâteaux aux pistaches…Je trouvais cela étrange. Lors d’un Fark, cela se termine en principe par un couscous amical et familial et rarement tant de gâteaux avant…
Si Abdelmajid décide de parler maintenant voyages et CIGV. Je voulais éviter une nouvelle avalanche de termes élogieux et de questions et change moi-même de sujet en parlant de l’Iran qui tient à son énergie atomique etc.
Soudain, voilà que le monsieur d’en face, la soixantaine bien assise, les moustaches bien taillées et poivrées, saisit un petit paquet rose et commence à en défaire le fin ruban !
Après ce bain d’amitié un peu saoulé par ces retrouvailles j’ai mis quelques secondes pour réaliser la chose ! Le monsieur était en train de savourer la première dragée rose de ce petit paquet de trois….
Mmmmmmince ! Tout cela n’est pas catholique ! Aucune orthodoxie ! Les délicieux et nombreux gâteaux aux amendes et aux pistaches cela passe encore à cette cérémonie funèbre à Tunis, mais des dragées, ce n’est pas possible !
J’ai la gorge sèche. Je devais sûrement rougir jusqu’à la moelle des os et blêmir de honte et d’inquiétude. Etant encore et toujours très « vieille France » je crois toujours et encore à ce qui se fait et ne se fait pas ! En Tunisie et ailleurs, les dragées (dans de beaux sachets enrubannés) cela est fait pour les mariages et non pour les cérémonies mortuaires!
Les choses deviennent hélas plus claires ! Les secondes qui passent deviennent pour moi des années ! L’assemblée est toujours courtoise. Aimable et avenante.
Derechef, je pose soudain la question à Si Abdelmajid :
- Tu connaissais depuis longtemps, feu notre ami Mustapha Belkhiria ?
Son silence subit et son sourire figé seront l’impact d’une dague effilée, dans mon cœur !
L’avocat « fume-non-stop » qui a déplacé sa chaise pour m’épargner sa cigarette, saute sur l’occasion :
- Il me semble tout simplement, que vous vous êtes trompé de maison docteur…
Je n’ai plus de voix mais des yeux, ronds comme une bille, qui marquent mon désarroi.
Vingt secondes de silence de plomb ! Une éternité. J’aurai aimé être à trente pieds sous terre !
L’ancien Directeur du Protocole (retrouve son métier de toujours) reprend rapidement les choses en main. Il se lève me saute amicalement au coup, m’offre encore un gâteau aux pistaches et me dit :
- Ici, mon ami, c’est une « Dar Farh », (une maison en fête) et non « une maison de deuil ». Se sont les fiançailles de mon neveu Karim.
Ils tiennent tous à sortir avec moi et m’accompagnent jusqu’à ma voiture….et au Fumeur invétéré de m’expliquer :
Cette maison juste derrière, à la porte également grande ouverte, c’est celle de feu votre ami Mustapha Belkhiria. Ravi de vous avoir connu et merci de votre visite !
Caramba ! Quel quiproquo ! Quel voyage !
Vers minuit, je quitte la famille Belkhiria en jurant d’écrire cette petite nouvelle qui amuserait mon ami Mustapha, lui qui aimait tant la vie et les plaisirs et qui nous a quitté sans un Adieu, sans un Aurevoir. La grande faucheuse l’a pris au dépourvu…Paix à ton âme mon ami !
Ainsi va la vie. De rue en ruelle en passant par ponts et tunnels.
Les choses de la vie !
Rached Trimèche
(Tunis, le 20 mai 2006)